Ce jeune auteur de 27 ans, originaire de Picardie, s’est en effet imposé comme un des auteurs influents de la littérature française actuelle. Au cœur de son œuvre, la violence sous toutes ses formes de genre, de race, de classe. La remise en question des mécanismes de domination, l’influence de la politique sur les êtres et les corps, la réinvention de soi. Tous ces livres font désormais l’objet d’adaptations théâtrales en France et à l’étranger.
Orateur 1 : Intervieweur
Orateur 2 : Géraldine Sarratia
Orateur 3 : Edouard Louis
Orateur 3
Bonjour. Bienvenue. Merci.
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Alors Edouard Louis, on est chez vous, Est ce que c’est un espace qui vous ressemble ici.
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Je crois. A peu près oui. Enfin, il n’y a pas. Il n’y a pas beaucoup de meubles parce que ça ne m’intéresse pas beaucoup. Donc il est assez sobre et presque vide. Mais j’ai juste besoin d’un d’un canapé pour m’asseoir avec mes amis, un lit pour dormir, des livres à lire et puis un bureau pour travailler quoi. Enfin, je travaille sur la table de cuisine. D’ailleurs, je travaille, j’ai acheté un bureau, mais je n’arrive pas à travailler sur le bureau. C’est trop cérémonieux, j’ai trop l’impression de jouer à l’écrivain.
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Et c’est justement autour de cette table, sans cérémonie donc, qu’on s’est assis dans la cuisine salon de son petit Trois-pièces. Un appartement très rangé, très minimal, deux fauteuils, une table basse, peu d’objets, des murs blancs et dans toutes les pièces, des centaines de livres. Là, j’ai demandé à Edouard Louis de me décrire quel était le goût de son enfance, celui dans lequel il avait grandi.
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Le goût populaire. Le goût de la classe de mon enfance qui était le goût populaire. On vivait dans une petite maison, On était à sept avec mes deux parents et mes quatre frères et sœurs, donc cinq enfants, plus pas mal d’animaux et c’était une maison assez, assez abîmée en vérité, dans un petit village assez isolé, sans gare, sans ville vraiment dans les parages. Et c’était une maison où est vraiment une sorte de ruine qui s’effondrait tous les jours un peu plus. Ma mère s’en plaignait, elle disait J’en ai marre de cette baraque, j’en ai marre de vivre dans une baraque comme ça. Pourquoi ton père ne fait pas de travaux ? Pourquoi ton père ne se bouge pas un petit peu ? Et il y avait des trous dans les dans les murs. Et quand il pleuvait, la pluie rentrait dans la chambre. On voyait la pluie comme ça qui coulait sur le mur, qui était des murs de torchis en plus, qui est une sorte de terre. Donc c’est une espèce de goutte. Marronâtre.
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C’était une maison dans laquelle on collectionnait énormément les bibelots. Je raconte dans mon livre Qui a tué mon père, que mon père adorait aller sur les brocantes et les rêveries, voir des espèces de monsieur qui avait des stands où il vendait des choses complètement improbables, des machines pour couper les frites en forme d’étoile, des machines pour faire du coca chez soi, des montres qui tournaient à l’envers, des. Il y avait une sorte de fascination pour les objets, pour les bibelots, pour essayer de à la
fois l’idée de faire beau, l’idée de faire beau et de créer du beau comme ça. Parce que sans doute, on se sentait sans cesse remis en cause Là-dedans parce qu’on savait qu’on vivait dans un environnement, dans une atmosphère pauvre. Et puis aussi l’idée qu’avec tous ces objets qu’on avait et qu’on accumulait, on avait le droit aussi, nous, de faire partie des gens qui achetaient des choses. Et je me souviens que tous les mois, quand on avait les allocations sociales au début du mois, les allocations familiales, le RSA de mon père, on allait immédiatement au supermarché et on dépensait beaucoup trop d’argent et pour plein de bêtises.
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Et aussi pour des jeux vidéo, mais pour des objets. Mais c’était ce sentiment de dire nous aussi on peut. C’était enfin une respiration, un soulagement. Et c’était. En vérité, c’était des moments très beaux. Moi je me souviens, c’est arrivé au supermarché le samedi des allocs. C’était. C’était magnifique. En fait.
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Votre père, il travaillait à l’usine. C’était quoi son goût à lui ? Qu’est ce qui lui plaisait à lui ?
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Son goût à lui, C’était. C’était sans doute un goût honteux. C’était un goût négatif, d’une certaine façon. C’est à dire que, au fond, c’est moi qui suis gay, pas mon père. Enfin, du moins je crois pas. Et au fond, c’est lui qui était presque plus socialement déterminé par l’homosexualité que moi. Parce que tous ces goûts étaient définis par le fait. Je ne dois pas ressembler à un pédé, donc je ne dois pas croiser les jambes pour ne pas avoir l’air d’un pédé. Je ne dois pas aimer les petites choses pour ne pas avoir l’air d’un pédé. Je ne dois pas manger des petits plats mais manger des gros plats. Je dois aimer la musique qui paraît masculine, la musique qui paraît virile. C’était le cas de mon frère qui adorait le rap et donc il y avait une sorte de goût qui était une sorte de. Où est le goût ? C’était un rejet. Pierre Bourdieu dit Le bon goût, c’est le dégoût du goût des autres. Et c’était exactement ça.
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C’était en fait ce le goût de mon père et le goût des hommes dans le monde de mon enfance était déterminé par ce spectre de la féminité et de l’homosexualité qu’il fallait sans cesse conjurer. Je n’aime pas ça. Comme les filles, je ne. Et c’était une phrase qui revenait tout le temps. Moi, je suis pas un pédé, moi, je ne suis pas une fille, moi. Ça, c’est un truc de fille. Et en même temps, je me rends compte aujourd’hui. D’autant plus quand je repense à lui et à eux et aux gens qui m’ont entouré. Je sais que mon père aimait justement tout un ensemble de et qu’il avait des goûts qui étaient déviants par rapport à la norme que lui-même faisait respecter et qu’au fond, je me souviens, mon père était fou de Céline Dion. Mon père, je le voyais s’agiter quand il y avait les premiers clips de Britney Spears à la télévision quand j’étais vraiment tout petit. Mélanine is killing me.
Orateur 1
Et votre mère ? Elle ?
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Ma mère. Elle avait toujours Au fond, cette volonté de bien faire au niveau du goût. Et moi, quand j’ai commencé à changer, quand j’ai été le premier dans ma famille à aller faire des études, à me, à me familiariser avec la culture légitime, la littérature, le cinéma, etc. J’ai senti ma mère qui essayait de s’identifier à mes goûts et essayer de les reproduire un petit peu, essayer des hommes. Et au fond, ouais, elle avait un une sorte de. Je pense que c’est lié aussi à l’ordre du genre. C’était l’idée que si on est une femme, on fait des efforts. On n’est pas comme ces ploucs d’hommes qui ne font aucun effort, qui sont tous des paysans.
Orateur 1
Qu’est ce qui lui plaisait ? Vous vous souvenez de choses qui lui plaisaient ? Elle écoutait de la musique aussi. Enfin, qu’est ce qui lui ? Qu’est ce qu’elle aimait, elle ?
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Elle écoutait très peu de musique, très très très peu de musique. Et elle ne buvait presque pas d’alcool. Elle ne voulait pas boire d’alcool, Elle aimait pas ça. Quand ma mère buvait beaucoup, elle mettait cette chanson qui était Scorpion, doo doo, doo, doo, doo, doo, doo, doo doo doo doo doo doo doo doo doo doo doo.
Orateur 1
Wind of change the wind.
Orateur 3
Wind of Change. Il y avait cette espèce de sifflement qui commençait au début de la chanson et elle disait C’est la chanson de ma jeunesse. Et moi, je me souviens que quand elle faisait ça, je ne pouvais pas supporter ça. Je ne pouvais pas supporter cette espèce de nostalgie ou cette espèce de démonstration de joie. Comme si je ne sais pas, comme si j’avais été si habitué à la voir malheureuse parce qu’elle avait été très malheureuse, de mon père qui était assez dur avec elle, qui se moquait beaucoup d’elle, qui se moquait d’elle devant les autres, qui l’empêchait de faire ce qu’elle voulait, qui voulait qu’elle reste à la maison. Et quand je voyais cette joie, c’était. C’était comme si. Comme un enfant, j’avais intériorisé l’image d’elle que mon père avait réussi à mettre en moi. Et je me souviens qu’un jour je lui ai dit J’avais peut-être huit ou neuf ans. Je lui ai dit Arrête cette chanson. Et d’un seul coup, elle a été si malheureuse. Elle m’a regardé et elle m’a dit Mais vous ne me laisserez jamais être heureuse pendant cinq minutes dans cette vie.
Orateur 3
Et aujourd’hui, je m’en veux tellement. J’ai des frissons en le racontant. Parce que, au fond, comme souvent, les enfants sont souvent très réactionnaires.